Ce débat qui enflamme la French tech : la taxe Zucman
(Oh, je sens que ce sujet peut être casse-gueule...)
Avez-vous entendu parler de la taxe Zucman ?
Si ce n'est pas le cas, pas d'inquiétude, il y a fort à parier que cela ne vous concerne pas directement puisqu'elle ciblerait uniquement 1800 foyers en France.
Mais cette taxe fait bondir la French Tech alors, même si je ne me lance pas souvent sur ce type de sujet, je me suis dit qu'il fallait regarder plus près.
Pourquoi la tech s'invite dans le débat politique ?
Qu'est-ce qui dérange une partie de la French Tech ?
Plus précisément, pourquoi la taxe Zucman appliquée aux start-up pose problème ?
Si je parle de ça, c'est parce que j'ai créé une startup à succès, qui figure dans le Next40, valorisée entre 500 Millions et 1 Milliard d'euros, et j'ai une connaissance correcte des mécanismes dont on va parler aujourd'hui.
Et pour savoir si je suis concerné par cette taxe, ce sera un peu plus tard, histoire de garder votre attention.
La Taxe Zucman
Bref, déjà, c'est quoi la taxe Zucman ? Et pourquoi ça fait réagir dans la French Tech ?
La taxe Zucman, du nom de l'économiste Gabriel Zucman qui l'a proposée, est une mesure défendue par les socialistes pour imposer un impôt plancher sur le patrimoine des Français les plus riches.
Les plus riches, ça veut dire quoi ? Il est ici question des personnes possédant plus de 100M d'euros de patrimoine.
Mais vous aurez noté, je parle ici de patrimoine et pas de revenus.
Il ne s'agit pas d'être imposé sur ce qu'on gagne, le salaire, mais sur ce qu'on possède.
Bien sûr, c'est pas une révolution d'être taxé sur le patrimoine puisque c'est déjà le cas de l'IFI, l'impôt sur la fortune immobilière, qui, comme son nom l'indique, est un impôt sur les grands patrimoines immobiliers.
Et l'IFI est lui-même le successeur de l'ISF, impôt sur les grandes fortunes qui taxait lui aussi le capital, mais de façon plus large, incluant les valeurs mobilières et financières.
Sauf que, et c'est là que ça fait réagir la French Tech, la taxe Zucman inclut le patrimoine professionnel, donc les parts d'entreprises privées, non cotées en bourse que l'on peut posséder. Ce qui inclut dans la discussion, les startups.
Notez bien cette différence, elle est importante. L'ISF excluait le patrimoine professionnel (avec des nuances mais je simplifie, abattement de 75%, exonérations de PME sous certaines conditions etc...).
Le cas Mistral
La fronde de la French Tech a notamment été alimenté par l'interview de Arthur Mensch, cofondateur de la startup Mistral expliquant qu'il ne pourrait tout simplement pas payer cette taxe.
Mais pour comprendre ça, il faut comprendre comment la taxe fonctionne, et comment est calculé le patrimoine de Arthur Mensch.
La société Mistral est aujourd'hui valorisée à plus de 11,7 Milliards d'euros.
Arthur Mensch ne possède pas la totalité de l'entreprise. Il posséderait environ 10% de l'entreprise, ce qui correspond donc à un patrimoine virtuel de 1,2Milliards d'euros.
A ce titre, Arthur serait donc touché par cette taxe Zucman puisque son patrimoine serait largement supérieur au seuil plancher de 100M d'euros.
Une taxe de 2%, comme le propose Gabriel Zucman demanderait à Arthur Mensch de payer 24M d'euros par an.
Et c'est là où les problèmes surgissent, Arthur Mensch n'a pas cet argent.
Parce que la valeur de Mistral est une valeur théorique, mais les bénéfices de l'entreprise sont, eux, nuls. L'entreprise est déficitaire. Elle vit par les levées de fonds, de l'argent fourni par des investisseurs en espoir d'un gain futur. Elle ne distribue aucun dividendes.
Les 11 Milliards dont on parle ne sont pas dans les caisses de l'entreprise. C'est une estimation de la valeur de l'entreprise par les investisseurs, entreprise qui perd de l'argent chaque année.
L'argent réellement dans les caisses de Mistral, c'est le montant de la dernière levée, soit 1.7 Milliards d'euros.
Et vous me direz, c'est déjà conséquent, ça peut se taxer. Même si Arthur Mensch ne possède que 10% de cette somme, ça fait encore 100 Millions, donc ça dépasse le seuil, et il peut payer.
Sauf que non, Arthur Mensch ne touche pas cet argent. Cette somme sert à embaucher ou investir, notamment dans l'entraînement des modèles d'IA.
Arthur a sans doute un bon salaire. Je ne le connais pas, mais on peut faire une estimation entre 100 et 300k annuel. Ce qui est bien loin des 24 Millions demandés.
Donc on va s'arrêter sur le vocabulaire employé par Arthur Mensch pendant l'interview.
Ce n'est pas qu'il ne veut pas. Il ne peut pas payer.
Une solution, la vente d'actif ?
Alors est-ce qu'il existe des solutions ?
Eh bien c'est ce que suggère Gabriel Zucman dans un post Linkedin paru récemment.
M Zucman propose que Arthur Mensch vende ses parts ou les cède à un fonds souverain.
Arrêtons-nous un instant sur ces solutions.
Pour vendre des parts, il faut des acheteurs. Ici on parlera surtout d'investisseurs. C'est justement leur job, ça se fait lors des levées de fonds. On appelle ça un événement de liquidité, c'est dans ces moments-là qu'on peut vendre des parts.
Pour faire une levée de fond, il y a tout un travail préparatoire pour montrer les performances de l'entreprise, faire des audits, et à la fin, établir un prix de vente.
Parce que, sur le marché boursier, c'est assez simple, le prix se fixe tout seul en fonction de l'offre et la demande. Chaque jour, des actionnaires vendent ou achètent des actions sur les marchés et les cours montent ou descendent en fonction de ce que chacun est prêt à mettre pour acheter une petite part, de Renault, d'EDF, de Tesla etc...
Mais ici, on parle d'une entreprise non cotée, les actions ne sont pas disponibles sur les marchés boursiers. Donc pour fixer un prix de vente, c'est une négociation entre la startup et les investisseurs. Il y a des méthodes pour ça, on va appliquer un multiple au chiffre d'affaires de l'entreprise. Ce multiple, il dépend de plein de choses, le secteur, les conditions économiques etc... mais grosso modo, il représente l'espérance des gains futurs.
Dans l'interview, Arthur Mensch indique que Mistral fait 300 Millions de chiffres d'affaires.
(Attention hein, c'est pas du revenu, l'entreprise perd de l'argent si on soustrait l'ensemble de ces dépenses à ce chiffre d'affaires.)
Le multiple ici est donc de 40, les investisseurs estiment que l'entreprise vaut 40 fois son chiffre d'affaires.
C'est un énorme multiple, qui se justifie par la hype autour de l'IA actuelle même si certains pourraient considérer que l'IA est dans une situation de bulle aujourd'hui.
Mais ce multiple, ça reste un pari, d'autant plus si c'est vraiment une bulle, et il pourrait fluctuer à l'avenir.
Par exemple, en 2021, l'entreprise Klarna était valorisée à 45 Milliards de dollars.
En 2022, sa valeur était estimée à seulement 7 Milliards.
L'entrée en bourse de la startup en 2025 a établi la valeur de l'entreprise à 16 Milliards environ.
Bref, ça fluctue, ça reste un pari et parfois ça se passe mal.
Revenons à la vente d'actions d'Arthur Mensch.
Vendre, ça nécessite des acheteurs et de la préparation.
Mais on peut vendre dans l'urgence, surtout quand on s'appelle Mistral. Par contre, il y a peu de chances qu'on refixe la valeur de l'entreprise chaque année à la hausse, on préfère attendre que le prix soit fixé lors d'un véritable tour d'investissement avec tout le travail nécessaire à une vraie levée. Et comme ce serait fait dans la contrainte (le paiement des impôts), c'est les acheteurs qui auront l'avantage.
Dans ces cas-là, ils vont proposer une décote, c'est-à-dire une baisse du prix de vente.
Par exemple, je suis toujours actionnaire de Malt, j'ai eu des propositions avec des décotes entre 30 et 40%. Ce que j'ai évidemment refusé.
Mais avec la menace des impôts, Arthur Mensch ne pourrait pas refuser. Cette décote pourrait donc être largement supérieur à 40%. Chaque année, il devrait donc vendre une partie de ces parts, à peut-être 60% de leur valeur.
Et des acheteurs à 24 Millions par an, ça ne court pas les rues en réalité, en tout cas pas en Europe. Donc peut-être que ces acheteurs seront américains, ou chinois.
Bref, oui, Gabriel Zucman à raison, techniquement c'est peut-être faisable, à condition de trouver des acheteurs chaque année, ce qui est déjà une hypothèse optimiste.
Mais avec ça, Mistral partirait chaque année en braderie auprès d'investisseurs, potentiellement étrangers vu les sommes en question.
Un fonds souverain
Gabriel Zucman a donc proposé une seconde solution : verser les parts de Mistral dans un fonds souverain géré par l'Etat.
Mais cette solution a plusieurs défauts.
Tant que l'entreprise ne rentre pas en bourse, les recettes pour l'état sont... 0, car l'Etat possédera uniquement du papier, des actions.
Bien sûr, vous pourriez me dire, l'état peut revendre lui-même ces parts. Mais dans ce cas, ce sera avec une décote, dans les mêmes conditions que Arthur aurait pu le faire lui-même, et peut-être aux mêmes personnes.
Parce que, contrairement à ce qu'écrit Gabriel Zucman :
Ou bien revendues à des salariés de l'entreprise, afin de les impliquer davantage --- ce qui ne pourrait qu'être de nature à la renforcer.
Non, les salariés ne vont pas pouvoir acheter pour 24 Millions d'actions chaque année...
Et c'est là qu'on rencontre le second défaut.
Lorsque l'Etat tente de vendre ses parts, et qu'il constate que le prix de vente est inférieur à la valeur de la dernière levée, parce qu'il subit des décotes. Est-ce que l'état recalcule la valeur de la startup sur la base de ce prix ? Et si cette valeur fait que le patrimoine du fondateur passe en dessous du seuil des 100 Millions d'euros, est-ce que l'Etat doit rendre des parts au fondateur ? Ca semblerait logique puisque l'état lui-même constate que la taxe porte sur une valeur qui n'est pas reconnue par le marché lors d'une revente.
Et puis un autre point que j’ai négligé jusqu’à présent, les parts que l’on possède dans l’entreprise correspondent aussi à une forme de contrôle de l’entreprise. Je vais simplifier, car ça peut être plus complexe que ça, mais disons que, avoir 10% de l’entreprise correspond à avoir 10% des votes pour les décisions relatives à l’entreprise.
Imaginons un fondateur d’entreprise qui, après plusieurs levées de fond et plusieurs nouveaux actionnaires reste majoritaire, mais à 1 ou 2% près. Quand chaque année ce fondateur doit céder des parts, à un moment, il n’est plus majoritaire et il perd le contrôle de la société.
Paradoxalement, plus l'entreprise a du succès et plus sa valorisation augmente, plus la taxe devient lourde, et plus le fondateur doit se dessaisir rapidement du contrôle de son entreprise. Finalement, la réussite devient un facteur d'accélération de la perte de contrôle.
Bref, effectivement, c'est envisageable, mais ça se ferait au détriment de l'entreprise, avec des sommes perdues pour l'investissement, avec une perte de contrôle pour les fondateurs, au profit de gros investisseurs qui ne seront pas toujours Français, ni même Européens. Les effets de bord ici ne sont pas vraiment enviables.
La French Tech, ces fachos trumpistes !
Je ne vous cache pas, c'est la suite du message de Gabriel Zucman qui m'a un peu chagriné. Je vous la fais lire :
J'ai enseigné de longues années à Berkeley en Californie et j'ai vu comment les patrons de la Sillicon Valley se sont progressivement trumpisés et libertarianisés, refusant la moindre solidarité avec le reste des américains, se déconnectant du reste de la société, s'arc-boutant sur leurs privilèges et leur ressentiment.
La « French tech » compte-t-elle suivre cette pente là ? Ou va-t-elle décider de se tenir aux côtés de cette majorité de français qui réclament plus de justice fiscale et sociale ?
Pour ma part, je suis convaincu que les entrepreneurs français ont autre chose à dire, à proposer et à inventer que la simple imitation de Peter Thiel et Mark Zuckerberg.
Un autre modèle fondé sur la coopération, la solidarité, la justice -- et non la concurrence, le chacun pour soi et les privilèges.
La mesure que je défends est aujourd'hui plébiscitée par 86% des français (ce chiffre monte à 89% chez les sympathisants de LR et 92% chez ceux de Renaissance!).
Ah c'est sur, c'est malin comme approche. Personne ne souhaite être comparé à Trump et ça transforme un débat fiscal technique en un combat moral.
Sauf que, on peut très bien critiquer l'évasion fiscale, le manque d'équité sur l'impôt des ultra riches (26% pour les 0.0002%) ET avoir des réserves techniques sur cette taxe en particulier.
Et donc on peut faire partie des 86% de français en faveur d'un impôt plancher pour les très haut patrimoines sans forcément être en accord avec la mise en œuvre proposée ici. C'est pas contradictoire. Et ça ne transforme personne en Trumpiste.
D'ailleurs, soit dit en passant, en France la concentration des médias et les graves problèmes que ça pose, c'est pas lié à la Tech Française hein.
Bref, je trouve cette remarque maladroite, d'autant que, quand on écoute bien l'interview de Arthur Mensch, entre les lignes, il partage le même constat et il n'est pas opposé à cette taxe, enfin, à l'esprit de la taxe.
Cette remarque, elle vise plus les lecteurs de sa réponse, avec une certaine forme de démagogie, qu'à Arthur directement, qui n'a rien demandé dans l'histoire.
My 2 cents (2% de mon futur impôt ?)
On arrive à un tournant de cet article, est-ce que je suis concerné ? :)
Eh bien, non.
Je ne donnerai aucune info qui ne soit pas publique mais si on regarde des anciens articles, Malt était valorisé environ 400 Millions d'euros en 2021 et vise 1 Milliard de chiffre d'affaire en 2025.
Donc, vous pouvez considérer que la valeur de l'entreprise oscille entre 500 Millions et 1 Milliard.
Même dans le scénario le plus optimiste, pour avoir un patrimoine théorique de 100 Millions d'euros et être éligible à la taxe Zucman, il faudrait que je possède 10% de l'entreprise. Ce n'est pas le cas.
(Mais je compte sur Malt pour encore viser plus haut et me permettre un jour de payer cette taxe !)
Mais si un jour c'était le cas, je serais ravi de payer 2% par an sur mon patrimoine.
Parce que moi aussi je partage le constat de Gabriel Zucman.
Ce n'est pas normal que la fortune de quelques-uns ait explosé dans les 10/20 dernières années au point de représenter 40% du PIB.
Ce n'est pas normal que les milliardaires français paient proportionnellement moins d'impôt que les autres, 26% contre 46% pour les classes aisées.
Et comme le dit Gabriel Zucman, les recettes fiscales qui ne sont pas prises sur une partie de la population, le sont sur l'autre.
Quand il n'y pas assez de recettes fiscales, il faut compenser quelque part.
Pour autant, techniquement, une taxe appliquée sur des entreprises non cotées, non bénéficiaires avec des risques de pertes de souveraineté ou de pertes de compétitivité, c'est discutable en termes de solution.
La logique derrière cette taxe c'était d'être plus efficace que l'ISF. Car si les grandes fortunes comme Arnault, Bolloré et consorts ont bien des actions d'entreprises cotées, elles étaient exonérées d'impots dessus, le plus souvent parce qu'elles exercaient une fonction de direction ce qui permettait d'exclure ce capital en le qualifiant de patrimoine professionnel.
Sauf qu'en essayant d'aller corriger ce problème, Gabriel Zucman en créé un autre.
Dans ce cas, pourquoi ne pas exclure les entreprises déficitaires ou introduire des seuils différenciés selon la maturité (CA, rentabilité, etc.) ?
Ou bien pourquoi ne pas taxer uniquement au moment des événements de liquidité où les actionnaires touchent réellement de l'argent ? Ca aurait le mérite de forcer à des structurations différentes des levées (primaire, secondaire et... quelque chose de nouveau).
Apparemment, je suis pas le seul à poser la question, des économistes ont aussi proposé des alternatives : contribution différentielle sur les hauts patrimoines hors outil de travail, ou encore une taxe Zucman en exonérant les entreprises de moins de dix ans
Bref, oui j'ai des questions d'ordre technique sur la mise en œuvre. Et si j'en parle ici, c'est parce qu'effectivement cela peut avoir des effets de bords négatifs sur la Tech Francaise alors que c'est justement dans le domaine des services numériques qu'on est largement déficitaire avec les US et qu'il faudrait rattraper notre retard.
Sur ce, j'espère que c'était suffisamment clair, et je vais retourner à des sujets plus légers dans les prochains billets.
a+
PS : l'article peut évoluer en fonction des commentaires du moment que ça reste digeste, pour autant que ce soit possible sur ce sujet, et évidemment constructif ^^



