Illégal d'être freelance ?
Est-ce que c’est illégal d’être freelance ?
Est-ce que c’est forcément du salariat déguisé ?
La question a l’air un peu bizarre dit comme ça, mais j’ai vu passer plusieurs tweets qui m’ont interpellé sur X. Alors souvent ça touche plein de sujets, le salariat déguisé, le prêt illégal de main d'œuvre, le délit de marchandage, la dépendance économique, et comme je vois souvent des erreurs sur ces sujets, je me suis dit que ce serait intéressant d’en faire le tour.
Avant de démarrer, petit disclaimer. Je ne suis pas juriste. Sinon ce blog ne s’appellerait pas eventuallycoding… Par contre j’ai été freelance puis co-fondateur d’une plateforme de freelance, Malt, qui a eu son petit succès ^^ Le freelancing est un sujet dont je parle depuis presque 15 ans. A travers Malt on a bien sûr dû comprendre en profondeur ces sujets, pour nous mais aussi pour les clients du site qui embauchent des freelances, et pour les freelances eux-mêmes qui se posent des questions. Malt organise régulièrement des évènements en collaboration avec des avocats pour expliquer toutes ces notions et ce qui est possible ou pas possible.
Bref je ne suis pas juriste, il y a quand même souvent des petites nuances à savoir interpréter et je ne le ferais pas à la place d’un juriste. Si vous avez vous-même des questions précises, allez voir un avocat spécialisé.
Ceci étant dit, on peut commencer.
Le point de départ
Tout part de ce tweet :
Ça dit en substance qu’une personne est passé freelance en gardant une relation commerciale avec son ex-employeur.
A partir de là, beaucoup répondent à ce tweet en parlant d’illégalité et de salariat déguisé.
Le salariat déguisé
D’abord on va définir ce qu’est le salariat déguisé. Il s’agit d’une situation dans laquelle une entreprise travaillerait avec un indépendant/freelance mais en réalité, la relation serait très proche de celle d’un salarié classique. Et cette situation, dans certains cas, ne serait pas bénéfique au salarié (ou freelance si vous m’avez bien suivi).
Pourquoi ce ne serait pas bénéfique ?
Eh bien on pourrait considérer que l’individu ne bénéficie pas de certains avantages de son entreprise (congés payés, CE) et de certains droits liés à la baisse des cotisations sociales versées.
Par exemple, si une entreprise embauche une personne en auto-entreprise, les cotisations sociales sont assez faibles (environ 22%), ce qui donne aussi une couverture sociale moins forte et donc le “salarié/freelance” perd des droits.
Il faut bien comprendre que ce sujet il vise avant tout à protéger les salariés :
- de façon directe, est ce que le salarié perd des droits
- de façon indirecte, est ce que le système social est floué (moins de cotisations sociales)
Une fois qu’on a dit ça, on comprend assez vite que le risque repose avant tout sur l’employeur. C’est surtout lui qui pourrait devoir requalifier un indépendant en salarié, et pourrait devoir verser des cotisations sociales à l’URSSAF pour rattraper ce qui n’a pas été payé avant.
(en pratique le freelance pourrait avoir un redressement fiscal mais je l’ai jamais vu, c’est pas dans l’esprit de la loi)
Le cas de l’auto entreprise est vraiment particulier dans le sens où il a effectivement été utilisé plusieurs fois au désavantage des salariés.
Imaginez par exemple (inspiré d’une vraie histoire), une entreprise de formation. Cette société demande à tous ces formateurs de quitter la boîte pour prendre le statut d’auto-entrepreneur. Elle prétexte que c’est soi-disant mieux pour eux car ils toucheront plus qu’avant.
Effectivement ces personnes gagnent plus d’argent direct car l’employeur ne paie plus autant de cotisations sociales (prenons 45% de cotisations vs 22% pour simplifier).
Par exemple, si l’employeur payait avant ces formateurs 2000 brut euros et payait 2840 en super brut, le salarié touchait 1540 en net. Désormais l’employeur peut payer 2500, l’auto entrepreneur touchera presque 2000 en net. Chacun y gagne, en apparence. Dans les faits, le freelance a perdu en protection sociale.
La situation ici est clairement en défaveur des salariés et du système social dans son ensemble :
- L’employeur ne supporte plus désormais les périodes d’inter contrat, c'est-à-dire les moments où il ne parvient pas à trouver d’élèves pour ces formations.
- les cotisations sont plus faibles et les ex-salariés sont moins couverts qu’auparavant
- Aucune indemnité de licenciement nécessaire si l’employeur veut se séparer d’un formateur
- Le formateur est contraint de travailler avec cette entreprise uniquement, dans les termes qu’elle fixe
Ici, tout est réuni pour que ce soit le pire cas de figure. Et là clairement, soit l’URSSAF, soit l’inspection du travail, soit les prud'hommes (sur la demande des ex-salariés) peuvent déterminer qu’il s’agit de salariat déguisé et attaquer l’entreprise.
Dans le cas d’un freelance développeur/euse qui travaille avec son ancien employeur ?
Pourquoi est-ce que c’est pas si fréquent que ça, dans la situation évoquée par yamsoko dans le tweet initial ?
Lorsqu’on devient freelance, dans l’informatique, et, si je force le trait, dans une zone géographique dynamique, on passe assez facilement la barre des 500 euros/jour, ce qui serait équivalent très grossièrement à 77k euros net annuel.
S’il a quitté son job précédent, dans le même secteur, les mêmes conditions, il était sans doute entre 40 et 50k bruts annuels, soit entre 31 et 39k net annuel, donc environ 2x moins.
Lorsqu’on devient freelance à temps plein, on ne prend pas le statut d’auto entrepreneur mais plus souvent le statut SASU ou EURL, parce que sinon on dépasse les plafonds de l’AE sur une année. Hors sur ces statuts on cotise plus qu’en AE en pourcentage. Mais de toute facon puisqu’on gagne plus, on paie plus de façon absolue. A noter qu’on perd quelques avantages sociaux, la couverture chômage, comme tout les chefs d’entreprise.
Ici, ce sera compliqué de démontrer que c’est donc au détriment de l’ex-salarié. L’URSSAF continue de recevoir des cotisations (plus qu’avant même) et l’ex-salarié perçoit une rémunération substantiellement plus importante. Et c’est pour cette raison que je n’ai jamais vu de requalification d’un freelance, dans ces conditions, en plus de 15 ans.
Ca veut pas dire que c’est pas possible d’être contrôlé, mais en cas de contrôle, ce qui va être regardé c’est notamment la dépendance économique du freelance et la relation de subordination. D’ailleurs, la dépendance économique entre dans les critères de la relation de subordination.
La relation de subordination
Ce qu’on entend par relation de subordination c’est lorsque le “freelance” n’est pas libre de son activité, lorsqu’il est contraint par l’entreprise avec laquelle il travaille, comme un salarié.
Par exemple, il doit avoir l’autorisation de l’entreprise pour s’absenter (l’équivalent des congés), ses prix sont fixés par l’entreprise, son lieu de travail est fixé, il est dépendant économiquement de son client, il n’y a pas de distinction avec un salarié, il a un contrat d’exclusivité ou de non-concurrence etc…
C’est pour ça que les sociétés attribuent des emails différents, attribuent des badges de locaux explicitement indiqués comme “externes” et fixent des contrats avec le freelance pour déterminer ensemble les conditions de la mission.
Ces conditions devant être dans les standards du marché.
(ceci est une liste d'exemple, non exhaustive)
Et c’est pour ça aussi que parfois, certaines entreprises fixent des durées maximales de mission. Parfois 3 ans, parfois 18 mois, parfois 9 mois. Vous avez sans doute entendu parler de ces limites et peut-être que vous vous êtes demandé quelle était la bonne durée ?
Eh bien en fait, il n’y a pas de durée légale inscrite où que ce soit. Ce sera à l’appréciation du contrôleur de déterminer si c’est ok ou pas. C’est plus une question de jurisprudence (cad, quels sont les exemples dans le passé ?) que de loi. Et c’est pour ça que chacun applique sa durée.
Bref, dans le cas de Yamsoko, c’est vrai que le fait d’être embauché en contrat freelance par son ancien employeur est discutable et pourrait être un élément de preuve pouvant amener à de la requalification.
Mais, encore une fois, dans les conditions de Yamsoko, avec son TJM, considérant le fait qu’il soit sur un secteur dynamique et qu’il peut facilement démontrer qu'il n'est pas dépendant de son client, les risques sont quasi inexistants. Ou plutôt, le contrôle est possible, mais une conclusion négative est nettement improbable.
Après il faut quand même avoir bien fait les choses, et ça c’est pas précisé dans le tweet. Mais il doit y avoir quelques bonnes pratiques mises en place pour bien séparer l’avant et l’après, entre le contrat salarié et le contrat freelance.
Et les ESN alors ?
Dans le cas des ESN c’est intéressant parce que c’est assez différent.
Ça reste rare mais c’est plus fréquent d’avoir des problèmes.
Sauf que cette fois-ci, on parlera pas de requalification et de salariat déguisé. Ben oui, puisque la personne est salariée, on ne va pas la requalifier en salarié.
Par contre, on peut estimer que la personne est “victime” de prêt de main d’oeuvre illicite, ou délit de marchandage.
Encore une fois, la loi est faite pour protéger le salarié. Et ici, on peut estimer qu’un salarié est lésé parce qu’il est, dans les faits, intégré à une société cliente (le client de l’ESN) mais qu’il ne bénéficie pas de ces avantages.
Parce qu’effectivement il pourrait peut être gagner plus dans l’entreprise finale, ou avoir plus de congés payés (les entreprises du CAC 40 par exemple on plus de congés payés ou de RTT que les employés en ESN), ou bénéficier d’autres avantages inhérents à l’activité de la boite qui emploie le prestataire (réduction sur l’énergie, sur les transports, ou plan d’épargne retraite, actions gratuites etc…).
Ici on va regarder donc le lien de subordination, encore une fois. Et là pour le coup, il y a plus d’affaires parce que c’est pas rare qu’un salarié d’ESN demande à être intégré à son entreprise finale, c’est donc lui/elle qui initie la démarche.
Et la pour le coup, ça a plus de sens de fixer des limites de durée aux missions. Même si dans les faits, il suffit de changer la nature des contrats (régie, forfait, régie forfaitée etc…), les intitulés de mission pour réinitialiser les durées et passer sous les radars.
Je pense que c’est pas utile de le préciser, mais je le fais quand même, le prêt de main d'œuvre salarié ou le délit de marchandage ne s’applique pas aux freelances.
Fun fact d'ailleurs, c'est souvent un argument des ESN contre le modèle du freelancing, alors que le délit de marchandage ou le prêt de main d'œuvre salarié ne concerne pas les freelances, et à l'inverse est un vrai sujet pour les ESN.
Conclusion
Et je pense avoir fait le tour.
Pour résumer, oui Mikael/Yamsoko ne risque rien. Le risque 0 n’existe pas mais ce serait assez exceptionnel qu’il ait un souci quelconque dans sa situation : celle d’un développeur informatique avec un fort TJM, sur un secteur très dynamique, en statut EURL ou SASU.
Les personnes qui l’ont interpellé n’ont pas tort dans l’absolu. Il existe des affaires d’abus envers des ex-salariés, notamment en profitant du statut d’auto entrepreneur. Il y a des sujets auxquels il faut faire attention, comme la relation de subordination et le tweet initial ne permet pas d’avoir assez de détails pour savoir si c’est applicable ici même si un élément joue quand même, le fait de bosser pour son ancien employeur. On peut supposer que ça a été bien fait.
Et je crois que ça aurait été assez dur de répondre tout ça sur Twitter :)
Sur ce, si vous avez des questions, n’hésitez pas, il y a une section commentaire.